CHAPITRE X
Le carrosse de Bassompierre me déposa sur le coup de onze heures en notre logis du Champ Fleuri – lequel champ n’avait plus qu’une existence nominale plutôt mélancolique, car il y avait belle lurette qu’il avait été occupé par des murs, et les fleurs, remplacées par des pavés.
Et bien que le temps du dîner fût proche et qu’une odeur succulente émanât des cuisines, ni mon père ni La Surie n’étaient là encore. En l’absence de son mari Caboche, qui gardait le lit, Mariette s’affairait devant des casseroles et dès que je la vis je chantai pouilles à sa langue parleresse, lui reprochant avec la dernière véhémence d’avoir dit à la Duchesse de Guise que je m’absentais du logis les lundis, mercredis et vendredis dans un coche de louage.
— Ah ! Meuchieu ! dit-elle fort émue et la poitrine houleuse, le moyen de faire autrement ! Vous connaichez Son Altesse ! Elle crépite comme huile en poêle et monte, monte comme choupe au lait ! Chavez-vous qu’elle vous suspichionnait de vous cacher dans une chambre du logis pour ne point la voir ! Et qu’elle commanda à Franz de lui ouvrir une à une toutes les portes de la maison ! Il refusa tout net ! Il aurait fait beau voir qu’elle tombât sur la pauvre Margot dans la chambre du deuchième étage, chuste au-dessus de la chambre de Monsieur le Marquis ! Quel tohu-bohu ! C’est pour le coup que le couvercle aurait sauté de la marmite !
— Mariette ! Parler ainsi de Son Altesse !
— Pardon, Meuchieu ! Je n’y mets pas maliche. C’est ce qu’on dit dans mon village, quand une garce se dégonde. Bref, pour éviter le pire, j’ai gâché ma chauce et lui ai lâché tout à trac ce que vous savez.
— Et tu m’as mis, moi, dans l’embarras…
— Nenni, Meuchieu. C’est point ce que j’ai dit qui a fait tout cramer : c’est ce qu’a dit Toinon ! Qui, je vous le demande, a parlé de la maîtresse d’école et de la maîtresse tout court ? Eche-ce moi, ou cette pimpésouée ? Chelle-là, que le diable l’emporte et la cuise à petit feu au court-bouillon ! Chest tout le bien que je lui chouhaite !
La cuisson mise à part, je trouvai quelque raison dans son propos et décidai de garder pour Toinon le plus gros chien de ma chienne. Mais la caillette n’était point dans les alentours, il eût fallu la chercher dans les étages, je n’aspirais qu’à me mettre ventre à table, mon estomac se creusant à chaque minute davantage de toutes les bonnes odeurs de viandes dont le Louvre m’avait privé. Là-dessus, mon père et La Surie survinrent, et on eût dit qu’on ne s’était vu d’un mois, tant il y eut d’exclamations, de brassées, de baisers et de liesse. On s’assit, l’œil joyeux et les dents aiguisées. Par bonheur, Mariette s’étant foulé la cheville, c’est Greta qui servait à table. La bonne Alsacienne était une tombe : je pus parler tout mon saoul, ou plutôt tout le saoul de mes commensaux, car je dus répondre à d’insatiables questions, tant ils voulaient s’assurer que je n’avais rien omis d’important en mon récit.
On en finit enfin, et bien remis des maigres chères du Louvre, le torse redressé et le jarret saillant, je gagnai ma chambre pour ma quotidienne sieste, plus indulgent en mon for à Toinon que je ne l’avais été depuis la veille, puisqu’aussi bien mon père avait tout « expliqué » à la Duchesse et qu’aucun mal n’était sorti de ses cancans.
Toinon ne parut pas. Je l’attendis un bon moment. Je balançai. Mon amour-propre me commandait de ne point bouger, et de reste, même seul, après ma mauvaise nuit au Louvre, j’eusse bien voulu dormir, mais sans le frais licol des bras nus de Toinon je ne le pus, et me levant, toute vergogne bue, je n’eus pas honte d’aller quérir Franz et de lui dire de me l’appeler.
Elle parut enfin. Vous eussiez dit la Duchesse elle-même, tant elle était haute. L’huis refermé derrière elle, elle n’avança pas à moi, mais demeura sur place, l’œil sec, le front haut et la mine distante.
— Eh bien, Toinon, dis-je, me forçant à faire le sourcilleux bien que le cœur n’y fût pas, te caches-tu de moi de crainte d’une semonce ?
— Non, Monsieur, dit-elle avec la dernière froideur. Je ne crains pas cela.
— Tu trouves donc, dis-je, quelque peu hérissé, que tu en as bien agi avec moi en parlant à Son Altesse de ma maîtresse d’école et de ma maîtresse tout court ?
— Non, Monsieur, dit-elle avec fermeté, mais sans un grain de repentance. J’ai, en effet, fort mal agi.
— Et cependant, tu ne redoutes pas que je te gourmande ?
— Non, Monsieur.
— Et pourquoi, s’il te plaît ?
— Hélas ! Monsieur, nous n’en sommes plus là : je vous quitte.
— Tu me quittes ? dis-je, n’en croyant pas mes oreilles. Et pour quoi faire ?
— Monsieur, dit-elle, vous vous ressouvenez sans doute que lorsque Monsieur le Marquis m’engagea aux gages de soixante livres par an, il me promit de me donner une petite dot quand je voudrais quitter son service et m’établir.
— Et tu veux ce jour d’hui t’établir ? dis-je, béant. Et comment ?
— En me mariant.
— Et avec qui ?
— Avec le maître boulanger Mérilhou. Il est veuf depuis un an, il a du goût pour ma personne et il m’a demandé ma main.
— Assurément, dis-je, Mérilhou, si j’en crois Mariette, a de bonnes qualités. Mais il n’est point trop jeune.
Elle rougit à cela et ses yeux étincelèrent.
— Monsieur, dit-elle d’une voix tremblante de colère, est-ce bien à vous de me reprocher d’avoir de l’amitié pour quelqu’un qui a le double de mon âge ?
— Ah ! Toinon, voilà donc où le bât te blesse ! Tu es dépite et furieuse de l’affection que j’éprouve pour ma maîtresse d’allemand.
— De l’affection ! dit-elle avec le dernier dédain. Monsieur, allez-vous tourner chattemite ? Le vrai, c’est que vous êtes amoureux par-dessus la bouche, le nez et les oreilles de cette dame-là ! Vous n’avez que son rauque patois à la bouche du matin au soir, et même en rêve vous le marmonnez !
— Je le marmonne en rêve ?
— Oui-da ! Et même durant vos siestes, quand mes caresses vous ont apazimé !
— Mais Toinon, dis-je, si le sentiment que tu dis existe entre cette dame et moi, en quoi t’offense-t-il, puisqu’il est innocent ?
— De grâce, Monsieur, ne m’en contez pas, dit Toinon avec un air d’immense sagesse. Si la chose n’est point faite, elle se fera. La dame est née dans la noblesse et elle n’est point de ces pauvrettes qui, comme moi, se donnent à la franche marguerite. À ces colombes-là, il faut des génuflexions, des baisemains, des compliments et des petits billets. Bref, des formes et des rubans. Mais le reste viendra, j’en suis bien assurée.
Et qu’elle m’en assurât au nom de son expérience me remplit de joie en mon for, encore que je me donnasse beaucoup de peine pour cacher les ailes que Toinon venait de donner à mes plus chers espoirs.
— Toinon, dis-je en me promenant de long en large dans la pièce et en me rapprochant d’elle insensiblement (car j’ai quasiment honte de l’avouer, le désir me tenaillait de la prendre dans mes bras, si énamouré que je fusse de ma Gräfin), Toinon, je le répète, en quoi ce sentiment-là t’offense ?
— Monsieur, dit-elle, ne pouvez-vous entendre que j’aurais voulu vivre non point dans les faubourgs de votre bon plaisir, mais dans la ville même et dans vos rêves aussi, puisque vous me vouliez dans vos bras ?
C’était bien dit, et si fièrement que je m’arrêtai net en ma sournoise approche. J’avais eu depuis cinq ans avec Toinon un commerce auquel je trouvais le plus grand agrément, mais qui me paraissait aller tellement de soi que je ne m’étais jamais demandé comment elle le considérait. Eh bien, je savais, maintenant, ce qu’elle en pensait : le jour où je l’allais perdre.
— Toinon, dis-je, la gorge me serrant quasi à m’étouffer, cela veut-il dire que nos siestes sont finies ?
— Assurément, Monsieur, dit-elle d’une voix sans timbre. Elles sont finies. J’ai donné ma foi à Maître Mérilhou, et je la veux garder.
Je la considérai, stupéfait. Elle se tenait fort raide, mais deux larmes coulaient sur ses joues. Je n’eus pas le temps de me demander si je faisais bien ou mal : je me jetai sur elle et la pris dans mes bras. Elle me laissa faire, et comme elle me refusait sa bouche, je la baisai dans le cou. Ce fut bien pis : il était si douillet, et j’y avais si souvent posé les lèvres depuis cinq ans.
— Ah ! Monsieur, me dit-elle, vous pleurez aussi !
Et s’arrachant de mes bras, elle s’en fut en courant, claquant l’huis derrière elle. Et je restai là, cloué sur place, le nez sur cette porte, mes pensées en pleine confusion. Une chose était claire au moins : déjà je me languissais d’elle.
J’allai m’étendre sur le lit, sans grand espoir de dormir, malgré la lassitude de mon séjour au Louvre et le grand ébranlement où m’avait jeté cette scène. Toutefois, je ne sais comment cela se fit, mais par degrés insensibles et sans que j’en fusse conscient, je m’ensommeillai, et si profondément que lorsque Franz me secoua pour me dire que mon père me voulait voir dans la librairie, je croyais avoir dormi deux minutes et non deux heures, comme il me l’apprit.
Mon père se chauffait devant un bon feu et me fit signe de prendre place dans une chaire à bras à ses côtés.
— J’imagine, dit-il, que vous ne devez pas vous sentir très heureux du départ de Toinon ? Bien que la chose m’eût paru couver depuis quelque temps déjà, la promptitude de sa décision m’a surpris. Visiblement, elle ne peut souffrir la pensée d’avoir une rivale.
— Mais, dis-je après un temps d’hésitation, Madame de Lichtenberg n’est pas une rivale pour elle.
— Elle pense le contraire et à parler franc, je ne lui donne pas tort. Madame de Lichtenberg vous eût déjà éconduit, si vos hommages l’avaient fâchée. Or, elle n’est point de ces archicoquettes parisiennes, sèches et sans cœur, qui font danser un homme comme une marionnette au bout d’un fil pour contenter leur vanité. Ulrike est une Allemande sérieuse, sensible, et qui se pose des problèmes. Vous lui en posez un, vu votre âge. Mais il me paraît probable qu’elle ne saurait tarder à le résoudre.
Ce discours me gêna tout en me comblant d’aise. Et je me trouvai fort content que les bûches flambassent haut dans la cheminée : elles me donnaient un prétexte pour fixer les yeux sur elles et éviter de regarder mon père et d’être contreregardé par lui. Comme il se taisait et paraissait attendre un commentaire, je craignis de m’appesantir sur les chances dont son propos avait bercé mes espoirs, et je repris :
— Qui eût cru que Toinon serait si entière et si haut à la main ?
— Mais elle le fut toujours ! dit-il. Avez-vous oublié la façon dont elle s’est heurtée jadis à votre marraine, bec contre bec ? Entre la Duchesse et la soubrette, il n’y a, croyez-moi, qu’une différence de vêture : la première porte un vertugadin et la seconde, un cotillon. Et c’est tout. Une femme est toujours une femme, Dieu merci.
Ce « Dieu merci » me fit plaisir, car il me donna à penser que mon père était heureux.
— Estimez-vous, dis-je au bout d’un moment, que j’aurais dû tenir mon rang davantage avec Toinon ?
— Mais non ! dit-il avec un petit rire. Comment pouvez-vous tenir votre rang avec quelqu’un que vous serrez dans vos bras tous les jours que Dieu fait ?
Je me fis la réflexion que ce Dieu-là, invoqué pour la deuxième fois, n’était visiblement pas celui de l’abstinence, mais je me gardai d’en rien dire.
— Toinon, poursuivit-il, vous était plus attachée que vous ne pensiez. Vous vous êtes montré fort gentil pour elle, ayant eu la patience de lui apprendre à lire, à écrire, à compter. Elle vous en avait la plus grande gratitude, sans le montrer jamais. Car elle était plus orgueilleuse que pas une fille de bonne mère en France. Et maintenant, elle va mener son Mérilhou tambour battant, tenir ses comptes, et prospérer grandement avec lui. Une page est tournée, ce jour d’hui, dans votre vie, mon fils.
« Oui-da ! pensai-je, elle est tournée, mais non sans un petit pincement au cœur et un grand vide tout soudain dans mon quotidien, lequel, rien que d’y penser, m’effraye d’avance. »
Toutefois, quand le lendemain, à trois heures, j’allai voir ma Gräfin, ce fut avec un espoir bondissant que je descendis du carrosse de louage dans la cour de son hôtel, me promettant, fort des prophéties conjuguées de Toinon et de mon père sur l’avenir de mon amour, de la regarder avec un œil plus assuré. Mais à peine vint-elle à moi dans son grand salon, que mon audace fondit. Bien qu’à la vérité, elle m’accueillit avec beaucoup de gentillesse, je la vis si majestueuse, si réservée, si maîtresse d’elle-même, qu’elle me parut tout soudain aussi inaccessible que je l’avais toujours trouvée. Tandis que j’échangeai avec elle, sur un ton d’irréprochable politesse, les compliments d’usage, je me demandai avec un cruel découragement comment j’oserais jamais prendre dans mes bras une dame si haute, baiser ses lèvres et porter des doigts sacrilèges sur son vertugadin, lequel m’apparaissait comme une sorte d’armure impossible à défaire, alors que j’avais plus de mille fois en un tournemain retiré à Toinon son petit cotillon, lequel était si docile à mes doigts qu’à peine l’avais-je touché il tombait déjà.
Madame de Lichtenberg me demanda des nouvelles de la santé du Roi. Je lui en donnai, sans entrer dans l’histoire que l’on sait, ne sachant pas ce que Bassompierre choisirait de lui dire ou de ne lui dire point. Et après un moment, elle me fit passer de son salon dans sa chambre, où sans mentionner du tout la lettre d’excuses un peu trop chaleureuse que je lui avais fait porter le mercredi d’avant, elle commença ma leçon d’allemand.
Elle dut me trouver bien mauvais élève et bien distrait, car je fis une foule de fautes, qu’elle corrigea avec la patience et la douceur qu’elle me montrait toujours. Toutefois, la leçon finie, la collation apportée par le valet et le verrou tiré derrière lui, elle me dit en me confiturant ma première galette :
— Mon ami, vous n’êtes point dans votre assiette. Que vous est-il donc arrivé ?
Elle me fit cette question d’une voix si douce, en l’accompagnant d’un regard si tendre que mes défenses et mes réserves tombant en un clin d’œil, je débondai mon cœur dans le chaud du moment et lui racontai tout, et le rôle que Toinon avait joué dans ma vie, et son départ subit, mais en prenant bien soin, toutefois, de lui cacher qu’elle en avait été l’occasion.
Elle avait depuis longtemps fini de préparer ma galette, et les deux mains reposant, l’une sur la paume de l’autre et le dos de celle-ci sur ses genoux, ses beaux yeux noirs fixés sur moi, elle m’écouta, toute attention. Et bien que ce conte fût triste assez, il ne m’échappa pas qu’elle m’écoutait avec contentement, je dirais même avec une sorte de soulagement, comme si mon récit lui avait enlevé un grand poids. Je ne laissais pas d’être intrigué par ce sentiment, qui si je l’avais alors entendu m’aurait donné la clef de ce qui allait suivre.
Quand j’eus achevé, elle me tendit ma galette sur une petite assiette et se mit elle-même à manger sans piper et sans jeter l’œil sur moi, plongée qu’elle était dans ses pensées. Toutefois, bien qu’elle demeurât muette assez longtemps, cela fut loin de m’embarrasser, car je ne sais comment la chose se fit, mais je sentis que son silence et son absence de regards me concernaient. En outre, ma confession m’avait fait à moi-même beaucoup de bien, comme si, ayant été jusque-là divisé entre Toinon et la Gräfin, je retrouvais mon unité.
Je ne quittai pas des yeux Madame de Lichtenberg, j’étais attentif au souffle qui soulevait sa poitrine, au battement de ses cils, au moindre de ses gestes. Quand elle eut fini de manger, elle essuya minutieusement ses doigts avec une serviette, posa la serviette sur le plateau de la collation, recula sa chaire à bras de la petite table basse qui avait reçu le plateau, et me regarda avec une gravité qui me bouleversa.
— Monsieur, dit-elle – mais ce « Monsieur » était tout de convention, il ne correspondait ni à son regard, ni à son intonation, ni au fléchissement de sa taille –, quand j’ai appris de Bassompierre qu’il avait donné autrefois une de ses nièces au Marquis de Siorac, n’ignorant pas à quel unique usage ces garcelettes étaient employées, je me suis demandé si c’était au service de Monsieur votre père ou au vôtre que celle-là était entrée. À vrai dire, je me le suis surtout demandé quand les sentiments obligeants que vous avez commencé à nourrir pour ma personne me sont clairement apparus. La chose devint alors pour moi de la plus grande conséquence.
Elle se tut, comme si elle était décidée à n’en pas dire plus. Et quant à moi, trouvant quelque obscurité dans ses paroles, je pris sur moi de lui dire :
— Madame, je ne suis pas sûr d’avoir compris votre propos. Peux-je vous demander pourquoi la chose était pour vous si importante ?
Elle se leva, me donnant à entendre que notre entretien était terminé, mais en même temps elle corrigea ce que ce congé pouvait avoir d’un peu abrupt en me souriant avec affection et en laissant un moment dans la mienne la main qu’elle tendit à mon baiser.
— Mon ami, dit-elle en donnant à cet « ami » une inflexion tendre et en s’appuyant d’une façon marquée sur mon bras pour me raccompagner jusqu’à son grand salon où elle devait me laisser comme chaque fois aux soins de son maggiordomo, sachez attendre un peu et ne craignez pas que j’abuse de la patience que je vous recommande. Je vous dirai un jour le « parce que » qui répondra à votre « pourquoi ». Le moment n’en est pas venu. J’ai besoin de réfléchir encore, n’étant pas assurée de voir aussi clair en moi que je crois voir en vous.
Là-dessus, m’ayant rappelé que je devais revenir chez elle le lundi suivant pour une leçon d’allemand où je montrerais, espérait-elle, plus d’attention que ce jour d’hui (phrase qu’elle prononça avec un sourire en me menaçant du doigt), elle me quitta. Pour moi, en montant dans mon coche de louage, je me sentis perplexe, n’ayant pas de raison d’être déconfit, mais n’en ayant pas davantage d’être triomphant. Madame de Lichtenberg en avait dit assez pour me persuader qu’elle n’était pas insensible aux « sentiments obligeants » que je lui témoignais, mais pas assez pour que je puisse entendre les scrupules qui la retenaient, les problèmes qu’elle se posait, ni leur lien avec Toinon.
Entre deux sommeils agités, j’y réfléchis toute la nuit, balancé entre le chagrin que me donnait le départ de ma soubrette et l’espoir encore bien incertain que les paroles de Madame de Lichtenberg avaient éveillé en moi. Je rêvai aussi que je cherchais Toinon la nuit dans Paris de rue en rue, sans la trouver, et je me réveillai en pleurs. Ces pleurs se tarirent, mais ils furent suivis par une pensée plus désolante encore. J’avais vécu cinq ans côte à côte avec Toinon sans me rendre compte à quel point sa présence m’avait rendu heureux : et ce bonheur me paraissait deux fois perdu, puisque je n’avais même pas eu conscience de sa présence quand il éclairait ma vie.
*
* *
Bassompierre m’avait laissé devant mon logis le jeudi avant dîner, et comme le samedi il n’avait pas reparu à la cour, mon père prit sur lui de l’aller visiter avec moi en son hôtel, où nous eûmes quelque difficulté à l’entrant, le maggiordomo nous disant son commandement de n’admettre personne. Mais sur l’insistance de mon père, Bassompierre, prévenu de notre présence, nous reçut, vêtu d’une robe de chambre fort belle et fort galonnée, mais le visage non rasé et les traits quelque peu tirés.
— Ah ! mon ami ! dit-il quand on se fut entr’embrassé, Pierre-Emmanuel a dû vous faire le conte de ce qui s’est passé au Louvre. J’avais tout subi, tout souffert, mais, ajouta-t-il dans le style de L’Astrée, ce haussement d’épaules de la dame m’a percé jusques au fond du cœur ! Il m’a fallu quitter la partie des trois dés sous le prétexte qu’on vous a dit ! Et me réfugier au plus tôt dans ma maison, où je fus ces deux jours écoulés à me tourmenter comme un possédé, sans manger, ni boire, ni dormir ! Le résultat, vous le voyez, me voilà tout amaigri !
— À vrai dire, cela n’apparaît pas, dit mon père avec un sourire. Et passe encore que le deuil de vos espoirs comporte le jeûne, mais de grâce, buvez ! Buvez, à tout le moins de l’eau ! Ne point boire serait fatal à votre santé !
— Le pensez-vous. Marquis ? dit Bassompierre d’un air inquiet.
— Assurément, je vous parle en médecin. Et si vous me permettez de vous parler en ami, il serait temps qu’on vous revoie au Louvre. Sans cela le Roi va croire que vous le boudez, et il se pourrait qu’il se mette à vous contrebouder, alors qu’il est si bien disposé à s’teure à votre endroit.
— L’est-il vraiment ? dit Bassompierre, son visage s’éclairant.
— J’ai ouï dire que si Mademoiselle d’Aumale ne vous agrée pas, il se propose de vous donner Mademoiselle de Chemillé en mariage et de rétablir en votre faveur la terre de Beaupréau en duché et pairie.
— Ah ! dit Bassompierre noblement, si le Roi me veut faire quelque bien, que ce ne soit pas par mariage, puisque par mariage il m’a fait tant de mal !…
— Mon ami, dit mon père en souriant, c’est galamment dit, mais est-ce là votre véritable raison pour refuser de si flatteuses alliances ?
— C’est une de mes trois raisons, dit Bassompierre, abandonnant le ton noble et regardant mon père d’un air connivent. La première, je viens de la dire ; la seconde étant que marier Mademoiselle d’Aumale ou Mademoiselle de Chemillé après que j’ai rêvé d’épouser ce qu’il y a de plus beau en France, serait à mes yeux, et aux yeux de la cour, déchoir. Et ma troisième raison, puisqu’il faut vous la dire, est celle-ci : je me trouve assez bien en mes hautes folies de jeunesse, amoureux en tant d’endroits, et si bien voulu en la plupart, que je n’ai pas le loisir ni le désir de penser à mon établissement.
— J’ai ouï dire, reprit mon père en poursuivant sur le ton de la badinerie, que lorsque vous avez pensé marier Mademoiselle de Montmorency, vous donnâtes congé à pas moins de trois dames de la cour, lesquelles, sans se connaître, en furent fort désolées.
— C’est la pure vérité, dit Bassompierre, si du moins la vérité est jamais pure.
— Et ne pensez-vous pas qu’il serait opportun de rhabiller cette triple désolation ?
— À vrai dire, Marquis, j’y ai rêvé déjà en ma présente retraite, ne serait-ce que pour ne pas rester oisif et me réconforter de ma perte.
— Je suis bien assuré, poursuivit mon père, que si vous réussissez à vous raccommoder avec ces nobles dames, elles sauront si bien remplir votre cœur que vous n’y sentirez plus le grand percement dont vous venez de faire état.
— Ah ! Marquis, vous vous gaussez !
— Que non point ! Tout ce que j’en dis, c’est pour vous pousser à revenir à la cour au plus tôt que vous pourrez. Vous ne sauriez croire à quel point votre pâleur et votre air dolent intéresseront le beau sexe en votre faveur. Et maintenant que j’y réfléchis, comme cela est étrange ! On vous plaint. On plaint Condé. Et on ne plaint pas le Roi.
— Serait-il le seul à plaindre ? dit Bassompierre avec un soupçon de jalousie.
— Assurément : il est le seul hameçonné. Vous ne l’êtes plus. Et du fait de ses mœurs, Condé ne le sera jamais, même s’il épouse.
— J’ai ouï dire qu’il faisait de grandes difficultés pour entrer dans ce mariage.
— Ah ! Comte ! Vous n’êtes pas si cloîtré que vous n’ayez encore des oreilles amies du côté du Louvre !
— Et qu’en est-il au juste ?
— Condé, si peu étalon qu’il soit, renâcle, en effet, piaffe, encense, cule, botte et mord ! On en fait des gageures à la cour ! Les uns parient qu’il cédera. Les autres, que non !
— Que ne suis-je à la cour ! dit Bassompierre, son naturel joueur revenant au galop. Je sais bien comment je gagerais !
— Et comment ?
— Pour son acceptation. Condé ne peut s’offrir le luxe de désobéir. Il n’a pas un seul sou vaillant. Tout ce qu’il a lui vient du Roi.
— La suite dira si vous avez gagné. Or sus ! Viendrez-vous demain au Louvre ?
— J’y vais rêver. Un grand merci, de toute manière, à vous pour m’avoir arraché à mes chagrins et dépits.
Dès qu’après les embrassades et les compliments nous fûmes remontés en carrosse, je me tournai vers mon père.
— Mon père, comment comprendre que ce comte allemand d’une petite principauté n’aspire pas à devenir par mariage duc et pair d’une puissante monarchie ?
— Bassompierre vous en a donné trois raisons. Il y en a deux autres. Notre ami n’a pas jugé sage, connaissant le Roi, de faire fond sur des promesses qui n’étaient peut-être que fumées. Mais surtout il n’a pas voulu que la cour dit de lui qu’il s’était fait payer son désistement par un duché.
— C’est un homme habile.
— Mieux ! dit mon père en riant. C’est un diplomate. Il dose tout. Même ce qu’il appelle ses « dépits et chagrins ». Vous ne les verrez jamais dépasser les bornes de la bienséance.
Je ris à mon tour, n’ayant aucun moyen de prévoir que les miens allaient bientôt passer lesdites bornes. Le lundi après dîner, un petit vas-y dire me vint porter un mot de ma Gräfin, remettant ma leçon au mercredi suivant du fait d’une circonstance imprévue. Je fus bien marri de ce contretemps, mais le pris en patience, d’autant que le billet, quoique court, et écrit à la hâte, ne laissait pas de me montrer de l’affection. Je dormis après le dîner, ou plutôt, je tâchai, étendu sur ma couche, de mettre un terme à la ronde incessante de mes pensées, pendant laquelle mon corps, se tournant et se retournant sans cesse, rendait impossible tout ensommeillement.
Cette sieste-là était la cinquième que je passais sans Toinon. Je les avais comptées, comme le prisonnier compte les jours sur les murs de sa cellule, et je pris ce jour-là la résolution de mettre un terme à une comptabilité d’autant plus stupide qu’elle ne débouchait sur aucun espoir.
Toinon, dans la maison, était devenue invisible. Et m’en étant étonné auprès de La Surie, j’appris de lui qu’elle travaillait dans la journée à remettre en ordre les affaires de Maître Mérilhou, mais que par décence elle revenait chez nous à la nuit tombée pour y dormir, son mariage ne se devant célébrer qu’à la fin du mois.
Cela me causa une petite peine supplémentaire de ne plus même la voir, je le confiai à La Surie et toute la consolation que j’en eus fut un proverbe périgourdin qu’il me cita : « Un renard prend plaisir à voir passer une poule, même quand il ne peut pas l’attraper. » Cette sagesse paysanne ne me fut d’aucun secours et je le lui dis. « Mais qu’avez-vous à penser à Toinon ? reprit-il. Pensez plutôt à votre maîtresse d’allemand ! » Il va sans dire que je pensais aussi à elle, mais je ne laissais pas d’apercevoir qu’il y avait une différence entre le souvenir que la chair garde des enchériments qu’elle a vécus, et une aspiration qui se nourrit de regards, de sourires et de quelques mots caressants. Cette espérance, certes, m’occupait l’âme davantage, mais elle n’était point si concrète.
Je me gardai bien de confier ce sentiment à La Surie, il m’eût répondu par un autre proverbe qu’il affectionnait : « Certes, certes ! mon beau neveu ! Et n’est-ce pas bien naturel ! “Un homme ne mange pas son rôt à la fumée !” » Ce qui voulait dire, j’imagine, que la fumée du rôt ne remplace pas le rôt.
La Surie m’appelait « mon neveu » et non plus « mon mignon », et cela à ma demande. Car bien que le mot « mignon », depuis la mort d’Henri III, eût perdu son acception péjorative, je le trouvais minimisant pour la sorte de grand homme que j’étais en train de devenir : truchement secret de Sa Majesté, et cavalier servente d’une haute dame.
La mésaise et la mélancolie dont je pâtissais n’étaient rien encore : le mercredi, la foudre me frappa. Ce matin-là, révisant la leçon d’allemand que j’avais si mal apprise le vendredi de la semaine précédente, je fus interrompu par un petit vas-y dire qui m’apporta, non pas un mot, mais une lettre de ma Gräfin. La voici :
« Monsieur,
« Quand vous recevrez cette lettre-missive, je serai partie depuis quelques heures pour Heidelberg, étant rappelée dans le Palatinat par la santé de mon père, lequel est vieil et mal allant. Je reviendrai à coup sûr en Paris, ville à laquelle m’attachent les liens que vous n’êtes pas sans connaître, mais ne saurais, hélas, dire quand. On me laisse craindre une issue malheureuse à l’intempérie de mon père, et si ces craintes se réalisent, j’aurai à faire face à des difficultés familiales qui me retiendront dans le Palatinat tout le temps qui sera nécessaire pour les résoudre. Cela risque d’être long, bien trop long à mon goût, la raison en étant que j’ai acquis la conviction que je ne saurais jamais être heureuse ailleurs qu’en Paris. Continuez, je vous prie, à étudier l’allemand pour la beauté de la langue, mais aussi pour l’amour de moi, qui penserai souvent à vous dans ma docte et austère Heidelberg.
« Je suis, Monsieur, votre affectionnée servante,
Ulrike von Lichtenberg. »
Mon père entra comme j’achevai de lire cette lettre, et me vit dans les larmes.
— Mais qu’est cela ? Qu’est cela ? dit-il, fort étonné.
Je lui tendis la lettre, qu’il lut, relut et relut encore, s’attachant quasiment à chaque mot.
— J’entends bien, dit-il, que vous puissiez vous sentir fort dépit de cette longue absence, juste au moment où vous pensiez aborder heureusement aux rivages que vous convoitiez. Mais il y a des expressions qui, pour prudentes qu’elles soient, devraient vous ravir. Ulrike parle de Paris comme d’une ville à laquelle l’attachent « des liens que vous n’êtes pas sans connaître ». Ou encore : « J’ai acquis la conviction que je ne saurais jamais être heureuse ailleurs qu’en Paris » ; ou encore, elle vous prie d’étudier l’allemand « pour l’amour d’elle ».
— Mais ne sont-ce pas là, mon père, ces petites courtoisies dont on paye ses amis lorsqu’on les quitte ?
— Cela pourrait l’être sous la plume de nos coquettes de cour qui, en paroles du moins, vous adorent le monde entier. Mais point sous la plume d’Ulrike dont le verbe, bien au rebours, reste en deçà du sentiment.
— Et pourtant, il lui eût été facile de me voir avant que de partir, puisque déjà le lundi quand elle a remis ma leçon, elle devait savoir qu’elle allait quitter Paris !
— Rien n’est moins sûr. Le faux bond de lundi peut s’expliquer par une tout autre raison que la maladie de son père. Et de toute manière, vous imaginez les embarras et les incommodités que comporte un voyage aussi long en plein hiver : l’escorte, les relais, les étapes, les approvisionnements. Lourde tâche pour une femme seule. Et mobilisant toutes ses forces afin de la mener à bien. Ulrike a dû craindre de les amollir en vous rencontrant.
— Mais cette attente, Monsieur mon père ! Cette interminable attente ! À lire cette lettre, on dirait qu’elle va durer plusieurs mois !
— Plusieurs mois au moins, s’il y a une issue fatale, suivie d’une picoterie autour d’une succession, comme Ulrike le laisse entendre.
— Un an ! Un an et demi, peut-être ! criai-je. N’est-ce pas insufférable !
— Babillebabou, mon fils ! Il me fallut attendre bien plus longtemps pour marier mon Angelina !
— Ah ! Monsieur mon père ! Je n’eusse jamais cru que la possession d’une dame aimée, surtout quand elle vous aime elle-même – à tout le moins, c’est ce que vous supposez –, souffrirait d’aussi longs délais !
— Voilà qui est naïf, dit mon père, avec un regard à la fois gaussant et attendri. Votre expérience avec Toinon a nourri en vous une idée fausse. Soyez bien assuré qu’il n’est jamais facile de conquérir l’être qu’on aime. Voyez ce grand roi, redouté sur toutes ses frontières, et tout-puissant en son royaume ! On pourrait croire que tout va céder devant lui, et voyez le mal infini que par force il se donne et va se donner encore, ne serait-ce que pour approcher cette petite mijaurée !…
On voit par cette scène que le Marquis n’était pas seulement le meilleur, mais le plus tendre des pères. J’ai ouï dire, plus tard, que de tous ses enfants il n’aimait que moi et j’ai toujours corrigé avec la dernière énergie cette erreur regrettable. Elle est due au fait que, dans la dernière partie de ses Mémoires, il parle peu d’Angelina de Montcalm et pas du tout des fils et des filles qu’il avait eus avec elle. Mais il ne parle pas non plus de moi, alors qu’il n’acheva de rédiger ses souvenirs que dix-huit ans après ma naissance…
Sans doute estimait-il qu’il intéresserait davantage son lecteur en l’entretenant des deux rois qu’il avait si bien servis et des grandes affaires auxquelles, au milieu de tant de périls et de traverses, il s’était trouvé mêlé. Mais je puis témoigner ici qu’il s’occupa en fait avec beaucoup d’attention et de persévérance de ses enfants de Montfort-l’Amaury, n’épargnant ni temps, ni efforts, ni pécunes pour les établir. Cependant, je n’eus moi-même qu’assez peu de rapports avec eux, du fait qu’Angelina, après avoir fort généreusement accepté d’être ma mère sur le papier, fit néanmoins entendre au Marquis de Siorac qu’elle ne tenait pas à me voir trop souvent en son logis du Chêne Rogneux, qu’elle considérait comme le sien.
Mon père eut peut-être tort de prendre cette recommandation trop au pied de la lettre, car après sa mort, j’eus affaire à Madame de Montcalm pour démêler une succession embrouillée, et à ma grande et heureuse surprise, je découvris une vieille dame fort aimable et fort douce, ouverte, attentionnée aux autres, et qui versa des larmes en me voyant, tant, disait-elle, je ressemblais à mon père. Elle n’avait point la moindre âpreté dans sa nature, n’attachait aucune importance aux pécunes, et je dus défendre ses intérêts contre elle-même, tant elle était encline à me tout donner.
On trouve dans le monde, et en particulier à la cour, tant de personnes avaricieuses, mesquines, glorieuses et ne pensant qu’à soi, que je fus tout réconforté de rencontrer chez Madame de Montcalm tant de vertus inverses, et entretins dans la suite avec elle un commerce affectionné qui resta constant jusqu’à sa mort.
Quelque temps après la lettre de Madame de Lichtenberg, la Duchesse de Guise m’invita à dîner chez elle, et comme toujours je couchai cette nuit-là en son hôtel en ce même cabinet où, le soir du bal, j’avais surpris la très étonnante conversation entre Sully et la Reine, que j’ai plus haut relatée en ces Mémoires. Le petit duc sans nez assistait à ce dîner, et discourut sans discontinuer tout le temps de la repue, la Duchesse ne pouvant placer un mot devant un fils qu’elle aimait peu, mais que sa qualité de chef de famille plaçait au-dessus d’elle.
De reste, il fallait y aller à la prudence avec le Duc. Il se piquait de rien. La raison en étant qu’il se sentait très incertain de lui-même. Pourtant, il ne manquait ni d’esprit, ni d’agrément dans les compagnies, mais c’étaient là l’alpha et l’oméga de toutes ses vertus. Il était tout aussi incapable de concevoir un grand dessein que de l’exécuter.
Je ne faillis pas de me montrer tout respect pour lui, lui donnai du « Votre Altesse » et parlai peu, si bien qu’il me trouva « fort plaisant ». Il n’eût pas failli de me trouver « fort impertinent », si j’avais dit plus que quelques mots.
Il était censé s’adresser à Madame sa mère, mais la Duchesse ne lui prêtant qu’une ouïe distraite, en fait il ne regardait que moi, tandis qu’il discourait, ayant besoin de mon attention pour se persuader qu’il était écouté. Le lecteur connaît sans doute cette espèce d’infatigables bavards qui contraignent, pour ainsi parler, leur vis-à-vis à perdre l’être et l’existence, le réduisant peu à peu à n’être qu’une paire d’oreilles.
On alla se coucher assez tard, et je gageai que ma bonne marraine, s’étant trouvée fort malheureuse de son silence forcé, allait pâtir pendant la nuit d’une de ses coutumières insomnies. La chose ne manqua pas. Et vers une heure du matin, Noémie de Sobole en ses robes de nuit vint me secouer sur ma couche dans le petit cabinet que j’ai dit, malengroin assez en apparence, mais jubilante assez en son for, pour une raison qui ne m’échappait pas. La nuit étant froide, la Duchesse nous admit dans son vaste lit, Noémie à sa gauche et moi-même à sa droite, les courtines ouvertes et deux chandeliers nous éclairant de part et d’autre de la couche, brûlant des bougies parfumées, luxe fort coûteux, mais que la Duchesse aimait. Je la trouvai fort en beauté pour une femme de son âge, l’œil bleu, le teint frais et je ne sais quoi d’épanoui dans toute sa personne. Et certes, elle faisait des plaintes, mais de façon quasi joyeuse, sa native et inépuisable vigueur l’emportant toujours bien au-delà de ses soucis. À peine étions-nous installés qu’elle se haussa sur ses oreillers et commença la longue litanie de ses griefs.
— Mon Dieu ! Ce petit duc ! Comme il parle ! Et pour dire quoi ? Beaucoup de paille et peu de grain ! Sa faconde me tue ! Et quel grand fol ! Pas même assez de cervelle pour cesser de jouer avec Bassompierre, qui bon an mal an lui gagne cent mille livres ! Jésus ! Et pourquoi faut-il qu’il soit si petit, son père étant si grand, poursuivit-elle avec une petite moue comique, comme si elle feignait d’oublier qu’elle-même avait la taille courte. Quant à la beauté, assurément, c’est Joinville qui eût dû être l’aîné ! Mais quant aux mérangeoises, c’est tout un ! Joinville est tout aussi fol ! Plus peut-être ! S’aller jeter dans les tétins de la Moret ! De tous les tétins de la cour, les plus gros peut-être, mais les plus périlleux ! Et Henri qui se fâche ! Pour cette fille de néant ! Passe encore qu’il l’ait fourrée dans un couvent ! Mais pourquoi fallait-il au surplus mettre une frontière entre elle et mon pauvre Joinville ? Est-ce raison ? Et Henri a-t-il fait tant d’arias quand Bellegarde l’a cocué avec la Gabrielle ?
Elle disait « cocué » : c’était le vieux langage. Mais quant à nous, qui atteignons la vieillesse au milieu de ce siècle, nous disons : « cocufier ». Quoi qu’il en soit du verbe, le terme me parut aiguiser au plus vif la verve de ma duchesse.
— Le proverbe dit vrai, reprit-elle d’un ton joyeux : « Avant mariage, cocu en herbe ! après mariage, cocu en gerbes ! » Quel Grand en cette cour n’a pas senti un jour ou l’autre des cornes lui pousser au front ? Feu mon mari, le Duc de Guise, était de l’aveu général l’homme le plus séduisant du royaume. Et malgré cela, quelles belles gerbes je lui ai faites !
— Oh, Madame, dit Noémie, dire cela ! Devant votre filleul ! Et devant moi, qui suis pucelle !
— Babillebabou, ma fille, ne faites pas la chattemite ! Vous ne portez pas votre pucelage dans l’oreille !
— Mais, Madame, reprit Noémie, avez-vous vraiment trompé votre mari ?
— Tout le monde le dit, fit la Duchesse avec un petit rire. Il faut donc que cela soit vrai…
— Et comment le Duc l’a pris ?
— Comme un parfait gentilhomme. Un jour, un des ces fâcheux qui pullulent à la cour l’aborda et lui dit : « De grâce, Monseigneur, un conseil : j’ai un ami dont la femme est infidèle. Je brûle de le lui prouver, mais je crains sa réaction. Monseigneur, que feriez-vous à sa place ? – Ce que je ferais à sa place ? dit le Duc qui avait compris à mi-mot, c’est bien simple : je vous poignarderais ! »
— Le trait est admirable ! dit Noémie. Voilà qui est galant et qui sent son cavalier ! Que j’aimerais marier un homme de cet acabit !
— M’amie, ne vous y trompez pas ! dit la Duchesse en haussant quelque peu le bec. Il faut être une princesse du sang pour qu’un mari vous ménage ainsi ! Le vôtre vous étranglera tout sec au plus petit soupçon de corne !
— Madame, dis-je, je gage toutefois que le Duc vous aimait.
— Assurément, il m’aimait, et moi aussi ! Mais que voulez-vous, il n’était jamais là ! Toutefois, il m’honorait assez opportunément pour me faire un enfant par an pendant quatorze ans. À peine avais-je le temps de dégrossir que le ventre me gonflait déjà ! Oui-da, je lui ai fait quatorze enfants, et tous de lui ! J’y ai veillé !
— Tous, Madame ? dit Noémie en me jetant à la dérobée un œil très parlant.
— Ma fille, dit la Duchesse, vous connaissez mal l’histoire de ce royaume et vous vous embrouillez dans les dates. Le Duc a été assassiné à Blois en 1588, soit six ans avant l’événement dont vous faites état.
Sur ces mots, la Duchesse se pencha vers moi, me sourit et posant sa petite main à plat sur ma joue droite, elle attira ma tête à elle et me baisa sur l’autre joue. Dans la mélancolie où j’étais, mais dont son discours m’avait distrait, ce geste me fit grand bien. Je rougis de bonheur et remarquant mon émotion, Madame de Guise ajouta, mais à mi-voix et comme se parlant à soi :
— Et vous, Monsieur, vous êtes le joyau de ma couronne.
Ayant dit, elle ferma les yeux et Noémie de Sobole, croyant qu’elle s’assoupissait, retint son souffle, croyant le moment venu, après avoir attendu quelque peu, de souffler les bougies, de sortir de la chambre sur la pointe des pieds et de me raccompagner dans mon petit cabinet.
Ces espoirs furent trompés, car au bout d’un moment Madame de Guise, ouvrant tout grands les yeux et paraissant bien éveillée, laissa tomber de ses lèvres une de ces gemmes qu’elle était allée chercher dans les profondeurs de son expérience.
— À la vérité, tous les hommes, même les bougres, redoutent d’être cocués par leur femme !
— Madame, dis-je (au grand déplaisir de Noémie, qui n’eût pas voulu que je relançasse le dialogue), faites-vous allusion au Prince de Condé ? Mon père dit qu’il regimbe fort à épouser la fille du Connétable.
— Regimber n’est pas le mot, dit Madame de Guise. Il s’y refuse absolument. Il ne veut point du tout jouer le rôle de mari postiche que le Roi lui veut mettre sur le dos.
— Mais que lui chaut ? dit Noémie. Puisqu’il n’aime pas les femmes.
— Il lui importe beaucoup, au contraire ! dit Madame de Guise. Ma fille, vous raisonnez comme le Roi ; vous n’entendez rien aux bougres et vous n’entendez rien à Condé. Condé a toujours été un prince humilié. Et il le fut dès sa naissance. Le pauvret – mais comment le sauriez-vous, vous qui n’étiez pas encore de ce monde ? – le pauvret est né en prison, sa mère y ayant été serrée parce qu’on la soupçonnait d’avoir empoisonné son mari, lequel l’avait surprise avec un page. Des juges huguenots la condamnèrent à mort. Elle se convertit, et des juges catholiques la proclamèrent innocente. On la libéra. Oui-da ! Et le Prince ? Était-il le fils de Condé ou le fils de ce petit merdeux de page ? Dans le doute, tous les Bourbons, moi comprise, et ce n’est pas ce que j’ai fait de mieux, lui tournent le dos. Le pauvre petit prince consulte sa mère. Cette horrible femme est d’une malice noire : elle ricane et refuse de lui répondre. Il se jette alors aux pieds du Roi. Henri, lui aussi, a les doutes les plus sérieux sur son sang, connaissant bien ladite mère, mais par pitié et par bonté il le relève, il le reconnaît comme Bourbon et premier prince du sang. Il le pensionne, mais perd pour lui toute estime quand il découvre qu’il est bougre !
— Il n’est pas le seul à la cour ! dit Noémie avec un soupir. Que c’est pitié, tous ces beaux hommes gâchés et perdus pour nous, pauvres pucelles !
— Mais, dis-je, pensant à Fogacer, pourquoi cette mésestime ? Les hommes éminents ne manquent pas parmi cette sorte de gens.
— C’est que le Roi réagit comme la plupart des hommes, mon filleul : il est sans indulgence pour les vices qui ne le tentent pas.
— Oh ! Madame ! C’est fort galamment dit !
— Noémie, petite flatteresse, taisez-vous ! dit la Duchesse, qui cependant but le compliment comme petit-lait, se piquant d’être éloquente et l’étant, de reste, quand le débat en valait la peine et l’attirait hors du parler dru, vert et quasi populaire qui était à l’accoutumée le sien.
— Ce que je vous en dis, mon beau filleul, reprit-elle, c’est pour vous faire entendre que le nœud de l’affaire, c’est le mépris du Roi pour Condé. Un double mépris : il n’est pas du tout sûr que Condé soit de son sang, et par-dessus le marché, il est bougre.
— Mais Madame, dit Noémie, comment s’étonner en l’occurrence des sentiments du Roi ? L’Église condamne les bougres et les juges les brûlent.
— Babillebabou, ma fille ! On brûle les roturiers et quelques petits noblaillons de province assez sots pour se faire prendre ! Mais on ne touche pas aux grandes familles de la cour. Il y aurait trop de bûchers pour trop de gens !… On les tolère donc, mais le Roi les a en horreur, pour la raison que j’ai dite. Et aussi parce que pour le Roi, un gentilhomme doit d’abord penser à son sang et le perpétuer. Et comment le peut-il, s’il déteste les femmes ? Dois-je vous rappeler que la race des Valois s’est éteinte du fait de la bougrerie d’Henri III ?
— Madame, dis-je, vous tenez donc que Condé ressentit comme une offense la proposition du Roi de le marier à Mademoiselle de Montmorency, quand il comprit ce qu’elle cachait.
— Assurément, c’était pour lui une offense, et une offense grandissime ! Si vous couchez les choses en clair, voici ce que le Roi lui dit : Condé, vous allez à mon commandement épouser Charlotte, et comme vous n’aimez pas les femmes, vous ne la toucherez pas, et peu me chaut du reste que vous perpétuiez votre race, car vous n’êtes pas vraiment de mon sang. C’est moi qui aurai Charlotte quand le mariage l’aura émancipée, et vous serez mon paravent. Vous me devez bien cela : c’est moi qui vous ai reconnu comme Bourbon et prince, alors que vous n’êtes ni l’un ni l’autre.
— Ah ! Madame ! dit Noémie, quelle horreur ! Quelle méchantise ! Le Roi lui a vraiment dit cela ?
— Non, sotte caillette, il ne l’a pas dit ! Mais il a tenu à d’autres ces damnables propos. Et si Condé s’obstine à renâcler devant ce mariage, soyez sûr qu’il recevra un jour son paquet ! Le Roi est si furieusement amoureux qu’il ne se maîtrise plus, et se trouve tout à fait incapable de comprendre que pour Condé, se marier dans ces conditions, c’est admettre urbi et orbi qu’il n’est ni prince ni Bourbon, mais un petit maquereau au service du Roi.
Madame de Guise se tut après ce discours et ferma les yeux. C’était dit à sa manière, crûment, mais non sans compassion pour un prince qui n’avait rien pour lui, ni ses origines, ni son physique, ni son caractère, étant aigre, amer, agité et d’autant moins aimable qu’il se sentait si peu aimé. En y réfléchissant après coup, je me dis que ma bonne marraine avait corrigé heureusement sans le connaître le propos de mon père, qui dans cette affaire ne voyait que le Roi à plaindre, parce qu’il était hameçonné par « cette petite peste ». Mais à plaindre, Condé l’était aussi. Car quoi qu’il décidât, épouser ou ne pas épouser Charlotte, il ne pouvait qu’être malheureux, n’ayant le choix qu’entre le déshonneur et la persécution.
*
* *
— Monsieur, que je vous parle enfin à la franche marguerite : je suis fort mécontente de vous.
— De moi, belle lectrice ? Et que vous ai-je fait ?
— Vous me faites languir : pourquoi ne pas me dire tout de gob ce que Condé décida ?
— C’est que l’affaire est plus compliquée qu’il ne semble. Les démêlés du Roi et de Condé au sujet de Charlotte ont toutes les apparences de la petite Histoire, et pourtant, par une coïncidence des plus singulières, cette intrigue de cour se trouva liée de façon indissociable à une crise diplomatique, et l’issue de cette crise – une des plus graves que ce siècle ait connues – n’était rien moins que la guerre ou la paix pour des millions de gens. Madame, avez-vous ouï parler de Clèves ?
— Le nom m’est familier.
— C’est une ville en Rhénanie, proche de la Hollande. Elle a donné son nom à un duché sur lequel régnait alors un aimable prince allemand, Jean-Guillaume le Bon.
— Cela commence comme un conte de fées.
— Mais aucune fée allemande ne présida aux destinées de ce prince. Si bon qu’il fût, Jean-Guillaume le Bon ne put réaliser son vœu le plus cher : assurer sa succession. Il mourut sans enfant le 31 mars 1609 ; soit vingt-neuf jours après les fiançailles du Prince de Condé et de Charlotte de Montmorency dans la grande galerie du Louvre.
— Les deux événements sont-ils liés ?
— Ils ne le sont pas encore, mais ils vont l’être. Plus exactement, les conséquences de l’un vont rejoindre les conséquences de l’autre et l’ensemble sera infiniment périlleux pour la paix de l’Europe.
— À votre air grave, je sens que nous allons revenir à Clèves. Clèves, le nom est fort joli ! Il me semble avoir ouï d’une princesse de Clèves…
— Oh ! Madame, des princesses de Clèves, il y en a eu plus d’une au cours des siècles ! Une, entre autres, dont Henri III fut, en ses jeunes années, amoureux, preuve qu’il n’était pas alors aussi bougrement bougre qu’il le devint ensuite. Revenons à Clèves, telle qu’elle fut au moment où Jean-Guillaume le Bon mourut sans enfant. L’Europe entière attendait depuis longtemps ce décès et l’aimable prince était encore chaud sur son lit de mort que déjà les prétendants s’abattaient sur sa succession, aussi nombreux que des mouches sur un morceau de sucre. Mais trois seulement étaient sérieux : l’Électeur de Brandebourg, l’Électeur de Neubourg, et l’Électeur de Saxe. Les deux premiers étaient luthériens, amis et alliés d’Henri IV, lequel ne pouvait qu’il ne soutînt leurs prétentions. Le troisième était ami et allié de la maison d’Autriche.
— Si je vous entends bien, deux grands royaumes allaient donc se couper la gorge pour un petit duché ?
— Petit, mais stratégiquement important, car il se trouvait proche de la Hollande, autre alliée protestante d’Henri IV, que la maison d’Autriche avait si longtemps et si âprement combattue. Raison pour laquelle Henri IV avait déclaré de longue date qu’il ne tolérerait pas qu’un prince allié de l’Autriche s’installât à Clèves. Et quant à l’Autriche, il allait sans dire qu’elle ne souffrirait pas davantage qu’un prince allié de la France prit possession de Clèves.
— C’est donc la guerre !
— Pas encore. Disons que les ambassadeurs des deux camps en sont encore à gronder et à se montrer les dents comme deux chiens qui, avant de se jeter l’un sur l’autre, tâchent de s’intimider. Mais il est de fait que le baril de poudre est maintenant fort proche d’une mèche allumée.
— Et Condé serait cette mèche ?
— Pas encore, Madame ! Clèves, la maison d’Autriche, les intrigues espagnoles sont alors loin, bien loin, de sa pensée. Le petit prince souffreteux, mal fait, dont le nez bizarrement en bec d’aigle n’évoque en rien le nez long et courbe des Bourbons, tâche de défendre son honneur de prince du sang, lui dont le sang est si douteux. Mais la pression quasi quotidienne d’Henri alternant menaces et promesses dans des scènes furieuses, et lui coupant les vivres, est si tyrannique qu’il cède. Il épouse Mademoiselle de Montmorency le 17 mai, à Chantilly.
— Il a donc capitulé ?
— Non, Madame. Il continue la lutte sous d’autres formes. Et en un sens, sa position est plus forte, maintenant qu’il a épousé Charlotte.
*
* *
Le Roi dont la cour s’était transportée à Fontainebleau en mai pour échapper à la touffeur de l’air, si pénible à supporter en Paris, revint cependant un mardi au Louvre vers la mi-mai, à ce qu’on disait pour y régler une urgente affaire en rapport avec la succession de Clèves.
Et le lendemain, il me convoqua à huit heures du matin – vous avez bien lu, huit heures – par un de ses billets courts, cordiaux et impérieux dont il était coutumier. Je me rendis au Palais à peine désommeillé, et Vitry qui, d’évidence, m’attendait au guichet, me conduisit à travers le dédale que l’on sait en un petit cabinet où, m’ayant prié de ne point me formaliser de sa conduite, il me serra à double tour. Je me morfondis là une bonne heure et je commençais à me demander si on n’allait pas de là me transporter à la Bastille pour un crime que je ne savais pas avoir commis, quand la clef tourna dans la serrure, le Roi entra et reverrouilla la porte derrière lui.
— Mon petit cousin, dit-il d’un ton vif, cette fois il ne s’agit point d’écrire sous ma dictée une lettre dans une langue étrangère à un prince ami, mais en français à une dame qui demeure en Paris. La chose étant de la plus grande conséquence non seulement pour moi mais pour elle, je te saurai gré de porter toi-même la missive, non à ladite dame mais à sa chambrière, dans des conditions qui pourraient s’encontrer périlleuses. Mais si tu as, comme je crois, la vaillance et l’adresse de ton père, ton âge te désigne particulièrement pour cette mission. Personne, en effet, ne s’étonnera qu’un damoiseau de ta tournure accoste une accorte chambrière pour lui conter fleurette.
— Ah ! Sire ! dis-je, tout excité par cette tâche qui me retirait de la morne mésaise de ma vie, péril ou non, c’est avec joie que je servirai Votre Majesté ! Mais si vous me permettez, j’aimerais toucher un mot de cette mission à mon père, afin qu’il m’aide de ses conseils.
— Assurément, tu le peux. Or sus ! mon petit cousin, l’écritoire est là, prends la plume !